reggie & lily

vous savez, Pierre, c'est le premier slip mauve que je vois.

Inspire, expire. Inspire, expire. C'est bon, ils sont tous dehors. Au début, quand j'ai pris mon appart, j'ai trouvé idiot de choisir un minuscule logement, grand comme un timbre-poste, alors qu'une semaine par mois, je n'y suis pas,  boulot oblige. Alors oui, j'aurais pu rester vivre chez mes parents, mais j'avais un boulot et une sévère envie d'avoir mon chez-moi. Puis mon frère voulait partir aussi, et j'ai vu l'annonce de Wendy, sur internet, alors on a sauté sur l'occasion, Alex et moi. Mais quand j'ai posé mon cul pour la première fois dans la cuisine partagée, je n'avais pas pensé aux soirées que je voudrais passer SANS EUX ? Déjà parce qu'Alex est mon frère, donc les soirées de mon enfance, je les ai déjà toutes passées avec lui. Ensuite que les deux autres oiseaux, je ne les connaissais pas encore si bien. Mais comme ça fait du bien de taper du poing sur la table, pour une fois ! Les garçons sont allés au ciné (à mes frais, d'accord.) et j'ai mis Wendy à la porte en lui disant de ne pas revenir avant une heure demain matin si elle ne voulait pas trouver porte close. J'ai fait du pop corn, j'ai sorti un plaid, j'ai commandé des pizzas, et c'est Reggie qui apporte le film. POUR UNE FOIS qu'on trouve un jour où il n'est pas à Houston, et que je ne suis pas en vol vers je ne sais où, il faut saisir l'occasion. Alors soirée film, et sans les parasites. L'ennui, avec Reggie, c'est qu'on a tous les deux des colocataires, et le moment où on est le plus tranquilles, c'est dans l'avion quand il va et revient du travail, mais mooonsieur a peur dans l'avion. Bon, pas la peine de lui demander, il répondra que non, bien sûr que non, jamais de la vie, mais moi, on me la fait pas hein. Je vois la peur dans son regard, l'angoisse qui crispe sa mâchoire quand on décolle. Puis je suis autorisée à revenir dans les allées, et il se détend un peu. Et certes, sur un vol de ligne comme le Dallas-Houston, il y a des centaines de passagers chaque jour, mais on n'a quand même pas Wendy qui squatte le canapé, ni Alex qui vide le frigo, ni Pippa, ni personne qui nous empêche de papoter. Sauf que je travaille quand même, sur ces vols. Donc je ne peux pas poser mes petites fesses sur le siège à côté et taper dans son plateau-repas.

J'ose enfin m’asseoir, sur le tapis du salon, comme d'habitude, et je contemple l'appartement. Le couloir qui mène aux quatre chambres, la porte de la salle de bain entre-ouverte, comme toujours. Mes yeux glissent sur l'étagère à trophées de mon frère, et il faut VRAIMENT qu'il fasse la poussière. Hors de question que je m'en charge encore une fois. En dessous, la bibliothèque, pleine à craquer. J'ai essayé de trier les livres, une fois. Quelle idée saugrenue. J'avais tout vidé, trié par genre, et je n'avais jamais réussi à tout ranger comme je le souhaitais. Ca m'avait rendu folle. Trop de romans et de livres de cuisine. Pas assez de recueils de poésie. Bandes dessinées trop grandes. Puis ils avaient fini de m'achever en posant des livres horizontalement sur ceux rangés. Alors j'ai lâché l'affaire pour la bibliothèque. Le fauteuil bleu, qui était à Granny, trône juste après l'angle du mur, posé contre le papier peint orange. La fenêtre, puis l'évier de la cuisine. On frappe à la porte et je saute sur mes pieds pour aller ouvrir. « Hé, heu, désolé, t'aurais du sel pour moi ? » Je le regarde, de haut en bas. NON CONNARD. Bon, j'exagère. Le voisin est pas méchant. Et je sais qu'il est déçu, parce qu'il espérait sûrement tomber sur Wendy qui est bien plus patiente que moi, et bien plus gentille. Je jette un coup d'oeil derrière lui, pour vérifier qu'il ne cacherait pas mon meilleur ami, mais non. Alors je soupire et je pars ne saisir de la salière pour la lui remettre. « Merci Lily, c'est super. Tu es seule ? » Je hoche la tête. Il a pas bientôt fini ? Reggie va arriver d'une minute à l'autre, et ça fait des mois qu'on n'a pas pu se voir dans un endroit tranquille, sans brouhaha d'aéroport, ou de bar. « Pour l'instant oui, pourquoi ? » Merde. J'ai oublié son prénom. C'est le mec de la porte de droite sur le pallier non ? Il me semble en tout cas. C'est le joli, celui qui a peur des araignées aussi. Merde ! Antony ? Greg ? Louis ? Il a une tête de Paul je trouve. Ouais, Paul, c'est bien Paul. « Tu... » Il se gratte la nuque. Il est nerveux. Ses sourcils sont froncés et il a une tâche sur son T-shirt. « Tu veux venir boire un verre ? » « Désolée Paul, j’attends quelqu'un, je suis occupée ce soir. Demande à Wendy peut-être. Mais je l'ai mise dehors, alors appelle-la, pas la peine de sonner, on viendra pas ouvrir de toute façon. Bonne soirée Paul ! » Et je ferme la porte. Le dos appuyé contre le battant en bois, je soupire une nouvelle fois. J'ai pas envie de boire un verre avec lui. Même si son nom n'est pas Paul. Quelq'un frappe encore à la porte et je sursaute. Je l'ouvre donc. « Quoi encore, Paul ? » Je lève les yeux. « Ah, Reggie, enfin ! »